|
 Témoignages et souvenirs d'enfance | E Biancs de Santa-Crous
Jusqu'à la dernière guerre mondiale, Sainte-Croix est restée un centre permanent de dévotions sur la rive gauche de la Bévéra. Tout au long de l'année, les cloches de " Santa-Crous " ont rythmé l'activité du quartier, annonçant messes dominicales et fêtes carillonnées, mais bien souvent aussi elles ont accompagné les familles sospelloises dans les circonstances douloureuses de la vie.
Depuis son origine, la Confrérie a mis l'accent sur la Passion du Christ; aussi " a semana Santa" restait-elle le premier temps fort de l'année liturgique. Selon une ancienne tradition elle débutait le Jeudi Saint avec la mise en place du Sépulcre destiné à l'adoration des fidèles et au versement d'aumônes, ainsi que le relate un document du début du siècle: " ...de nombreuses visites y furent rendues ...y compris les diverses congrégations et confréries ; les Franciscaines sans leur habit ; les pénitents Bleus après leur visite à Saint-Michel ; les Blancs, Noirs et Gris pour terminer la journée. "
Cette implication dans la vie paroissiale et quotidienne des Sospellois a quelquefois provoqué des différends avec le curé Toesca, ecclésiastique à forte personnalité, responsable de la paroisse de Sospel pendant plusieurs décennies au début de ce siècle.
Ainsi en l'année 1910, Mgr l'Évêque avait autorisé l'installation de ce sépulcre " si l'Archiprêtre de Sospel n'y voyait aucun inconvénient ". Or celui-ci, sans doute pour des raisons liées aux dons des fidèles, avait exprimé son désaccord. Convaincue de son bon droit issu de la coutume, la Confrérie avait passé outre son refus et, le Vendredi Saint au soir, un petit incident était survenu à la Cathédrale. Alors que l'Archiprêtre sermonnait les pénitents blancs du haut de la chaire, l'un d'entre eux, qui se tenait derrière l'autel avec la musique et les chantres, se mit à actionner le carillon annonçant la venue du prêtre à l'autel. Le curé Toesca cessa son prêche et le responsable s'en confessa par la suite ...au vicaire. Mais Mgr l'Évêque, averti de ces incidents, réclama des explications et suspendit les messes dominicales à Sainte-Croix pendant trois mois; la chapelle ne fut rendue au culte qu'après amende honorable du prieur et des officiers.
Dans une société rurale aux convictions chrétiennes bien affirmées, ces petites péripéties n'altéraient cependant pas la foi des confrères. Aussi, le soir du Vendredi Saint, à la lueur des cierges et des fanaux, le Gisant recouvert du voile noir était-il porté par les " Biancs " aux accents lancinants du " Stabat Mater Dolorosa ". Même les habitants des campagnes éloignées se sentaient tenus de participer à ces dévotions.
Certaines de ces cérémonies, nous les avons vécues personnellement: enfant du quartier nous étions revêtu d'un "càmisou" à notre taille pour servir les messes. Pour remplacer les cloches muettes durant deux journées, avec d'autres enfants nous parcourions en bandes les ruelles en agitant fortement nos " stenebras ", sortes de planchettes munies d'une poignée et de deux arceaux en fer. Enfin, le samedi matin, lorsque résonnait à nouveau le carillon de Sainte-Croix, notre mère nous faisait laver les yeux à la fontaine voisine afin de conserver une bonne vue.
Au seuil de l'hiver, une autre période importante d'activités pénitentielles débutait avec la célébration, le 25 novembre, de la " Santa Catahina ", patronne de la confrérie. Puis, du 26 novembre au 3 décembre, suivait l'octave des morts : en fin d'après-midi, lorsque tombait déjà la nuit, l'église tout illuminée devenait-le rendez-vous des personnes âgées et des nombreux fidèles des quartiers alentours venus honorer la mémoire de leurs disparus.
Cependant la cérémonie religieuse la plus typique de la confrérie restait " l'oufissi ", célébré le dimanche à treize heures pour ne pas empiéter sur les horaires paroissiaux. Sous la direction du prieur, les frères, en habit et rangés dans leurs bancs, chantaient à plain-chant sur une mélodie bien particulière les psaumes, les litanies des saints et un poignant " Requiem " entonné par le chantre principal.
La présence des blancs hors de l'oratoire, soit pour des manifestations traditionnelles, soit pour des participations aux funérailles, était importante au cours de l'année. Plusieurs pénitents avaient alors leur " spécialité " : " regulatour ", porteurs de cierge, de " fanar " ou de la grande Croix. Dans les processions les plus solennelles le " Gounfahoun ", sorte d'oriflamme, était placé en tête, deux frères le tenant déployé à l'aide de cordons.
De cette atmosphère religieuse particulière à la chapelle Sainte-Croix la mémoire populaire conserve des images souvent nostalgiques : telle, au mois de mai, la célébration de la Croix avec le baisement de la relique par les participants à genoux devant l'autel, ou encore la fête des " Quatre incouhounas " (les quatre couronnés) qui réunissait, au mois de novembre, les artisans maçons pour une messe en l'honneur de leurs saints patrons et dont un tableau orne la nef de l'oratoire.
Souvenirs également anecdotiques avec les sermons en dialecte local du " Padre Gihardi ", le dernier chapelain des " Biancs ", qui, dans ses prêches, apostrophait parfois les bigotes bavardes en les traitants de " babahouatas ". Aux messes les quêtes étaient effectuées avec une bourse en toile noire munie d'un long manche. Depuis l'allée centrale, le quêteur la présentait aux assistants et, quelquefois, de braves vieux à demi assoupis plongeaient la main dans une poche qui ne contenait ...qu'un gros bouton ou des fèves sèches !
Il Ainsi, jusqu'au milieu du XXe siècle, le bourg Saint-Nicolas a-t-il abrité des artisans, des petits commerçants ou des petits propriétaires-cultivateurs qui, souvent de père en fils, ont constitué les membres de la Confrérie de la Sainte-Croix. Toutes ces familles essentiellement rurales vivaient alors au quotidien ces pratiques religieuses transmises par plusieurs générations.
|
| |
|
|
|
|