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LE FIFRE ET TAMBOUR EN PAYS NICOIS | Mémoire UV d'ethnomusicologie - Université de Nice - 1990 - Par Frédéric D'HULSTER
La musique populaire traditionnelle du pays niçois trouve son expression dans l'utilisation du couple fifre et tambour, deux composantes qu'il convient tout d'abord de ne pas dissocier mais de considérer comme ne faisant qu'un. Ces deux instruments pris séparément, le fifre comme le tambour ne concourent en rien à la spécificité de la tradition musicale qu'ils véhiculent. Flûte traversières comme tambours se rencontrent en effet avec une multitude de variantes, partout dans le monde. L'association elle-même du fifre et du tambour ne participe pas davantage à une quelconque notion de particularisme régional niçois puisqu'elle se retrouve plus ou moins dans tout le sud de la France, mais aussi en Bretagne et plus largement encore dans maintes régions d'Europe, du sud de l'Italie au nord de l'Allemagne. Plus encore, l'association flûte (de modèle quelconque) et percussion est quasiment universelle. Cette complémentarité mélodique et rythmique s'est épanouie au sein de toutes les cultures, sous toutes les latitudes : de la cordillière des Andes, au Mexique, chez les indiens d'Amérique du nord, en Chine, Thailande, Inde, Proche-Orient, Afrique et Europe.
Ces deux familles d'instruments outre d'être étendues à l'infini et de couvrir une palette sonore impressionnante de diversité, ont certainement été les premières à naître des mains des premiers hommes musiciens. Les plus anciens instruments de musique connus, découverts sur les sites de fouilles paléolithiques sont en effet des percussions (lithophones principalement) mais aussi des flûtes primitives, simples os évidés, rarement percés, proches du simple sifflet.
Quel est donc l'intérêt réel d'une étude portant sur l'association des deux instruments, le fifre et le tambour, en eux-mêmes nullement spécifiques au pays niçois et qui, même associés, se rencontrent encore dans une multitude de lieux, ne serait-ce qu'en Europe ? Il semble toujours, au premier abord, de peu d'intérêt d'étudier un fait culturel se rattachant à sa propre culture. Celui-ci apparaît comme bien connu, presque naturel et évident, complètement approprié et vécu par l'individu chercheur. Un oeil étranger aurait pourtant une toute autre vision des choses et son intérêt serait immédiatement stimulé par une manifestation musicale qui lui est inhabituelle. Il faut donc faire preuve, dans une telle étude, d'une bonne faculté de distanciation vis-à-vis du fait considéré, c'est-à- dire oublier sa vision culturelle propre pour aborder le sujet avec un regard neuf, celui d'un chercheur qui doit observer objectivement, tenter de comprendre et d'interpréter. Concrètement, l'ethnomusicologue - puisque c'est bien de lui dont il s'agit - qui étudie une culture musicale autre que la sienne ne peut évidemment s'empêcher de la considérer et de la comprendre grâce aux outils dont il dispose, à savoir la grille d'analyse issue de sa propre culture. Cependant, il devra au risque de méprises capitales par leur importance, " oublier " ses propres référents culturels pour s'approprier ceux de la culture étudiée. Ce n'est qu'à ce prix, qu'à cette opération de distanciation et d'inutrition de la nouvelle culture qu'une approche peut prétendre à quelque succès, espérer cerner le sens et la raison profonde d'une manifestation quelconque.
Le cas du chercheur se penchant sur un fait issu de la culture à laquelle il appartient, peut paraitre plus aisé parce que les outils dont il dispose sont donc les mêmes qui président à la manifestation du fait étudié. Il est, en fait, plus difficile encore d'opérer une distanciation vis-à-vis de sa propre culture que vis-à-vis d'une étrangère : ignorer ses propres outils pour en acquérir de nouveaux et ainsi pénétrer de l'intérieur une nouvelle culture est certes difficile mais concevable aisément. Il s'agit, dans le cas qui nous intéresse, non seulement d'opérer la même distanciation à l'égard de ces outils de compréhension mais encore de faire siens des concepts en quelque sorte identiques à cela mêmes volontairement "oubliés"!
Tout l'intérêt réside dans l'opération distanciation/appropriation, ou ré-appropriation dans notre cas, qui elle seule doit permettre l'installation d'un nouveau regard, plus "scientifique" et obligatoirement moins influencé par l'aspect affectif parfois viscéral qui lie l'individu au fait culturel et l'éloigne corrélativement de sa pleine compréhension.
Si l'originalité de la tradition musicale populaire en pays niçois ne réside pas dans son aspect strictement organologique, il se découvre au sein du répertoire exécuté par fifre-tambour. Le nombre des mélodies à ce jour répertorié est en effet considérable et leur étude nous permet de mieux appréhender au-delà des notes, les coutumes, croyances et art de vivre propres à cette région. La façon de jouer ces mélodies est également particulière et caractéristique du pays. Ce jeu se distingue aisément de celui rencontré à St Tropez, à Ivrea (Italie) ou ailleurs encore. La plupart de ces airs, comme toute musique populaire a un rôle, une fonction, une place déterminée au sein de l'activité communautaire : telle mélodie ne se joue qu'à telle occasion, tel morceau à telle autre. Séparer la musique de sa fonction est dans ce cas une grave erreur, et tout l'intérêt d'une recherche à caractère ethnomusicologique - donc pluridisciplinaire - réside bien dans l'étude du lien intime qui relie la musique à sa fonction, sa véritable raison d'être.
Au-delà d'une nécessaire description du fait envisagé, articulée en trois points principaux, c'est bien le difficile exercice de distanciation/ré-appropriation qui commande toute l'étude ... sans prétendre y réussir toujours.
Nous étudierons donc tout d'abord le cadre naturel qui tient lieu de décor au sujet qui nous intéresse, à savoir le pays niçois et plus particulièrement les hautes vallées. Parallèlement seront abordés l'aspect de la vie économique de ces vallées, puis l'activité musicale que nous y trouvons, les différentes festivités jalonnant l'année ainsi qu'une rencontre des interprètes musiciens considérés en tant que personne et en tant qu'acteurs de premier rôle au sein de la communauté villageoise.
Le second point traitera du fifre et tambour selon son aspect historique : origines, influences diverses, spécificités, constitution du répertoire, etc... Puis une description organologique nous fera découvrir les ressources de chacun de ces deux instruments et l'utilisation qui en est faite.
Le troisième et dernier point est une analyse plus spécifiquement musicologique comportant transcriptions, considérations d'ordre technique, analyses des formes, des mélodies, tempi et métriques rencontrés.
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| 1 LE HAUT-PAYS NICOIS - SITES ET VIE RURALE
I - Vallées et villages
La pratique du fifre et tambour est restée vivace dans seulement quelques vallées du département alors qu'elle était autrefois généralisée dans tout le Comté et au-delà. La première dans laquelle ce duo sonne encore régulièrement est la vallée de la Vésubie comprenant les communes d'Utelle, St Jean la Rivière, Lantosque, La Bollène, Roquebillière, Belvédère, Venanson et St Martin. Cette vallée représente une certaine unité géographique, barrée au nord par le massif du Mercantour, fermée au sud par de profondes gorges calcaires.
Le village de Levens, plus au sud, connait également une activité musicale importante. En effet, avant le percement de la route actuelle au fond des gorges en 1885, le transit entre la Vésubie et la métropole niçoise se faisait par ce village dont les mœurs et la tournure linguistique ont été très proches de celles de la Vésubie.
Le village de Lucéram pareillement, voie de pénétration de la vallée, partageait qui plus est les alpages de Peira-Cava avec le village de Lantosque.
Le Val de Blore enfin, parce que St Martin Vésubie et le Val de Blore cultivaient à la Colmiane des intérêts communs. Notons encore la basse vallée de la Roya avec Breil qui, grâce à la fête de l'Estacada, tous les quatre ans, est également un lieu où l'on peut entendre le fifre et tambour, ainsi qu'à la Tour sur Tinée, cas isolé dans cette vallée. Partout ailleurs, même quand elle a existé, la pratique du fifre et tambour a non seulement disparu à l'occasion des fêtes mais s'est effacée de la mémoire collective, ce qui constitue bien une double mort.
Les villages sis dans ces vallées sont tout à fait représentatifs du type méditerranéen alpestre. Groupés autour de l'église, les maisons se serrent de part et d'autre de ruelles étroites souvent en forte déclivité. Les murs de pierre décrivent mille et un recoins et au sortir du village parfois accroché de façon spectaculaire à l'adret de la montagne, de petits jardins potagers et autres poulaillers se succèdent avant la forêt, que surplombent les alpages d'altitude. C'est dans ces ruelles pittoresques que passent et repassent fifre et tambour suivis de la foule en liesse des jours de fête. A l'instar de ces deux instruments qu'il convient de toujours considérer ensemble, certains commentateurs ont trouvé indispendable d'y adjoindre un troisième élément tout aussi constitutif à savoir le village lui-même, et la résonance particulière que confère au duo l'entrelas de ruelles empierrées flanquées de leurs façades si rapprochées. Il est d'ailleurs évident que fifre et tambour ne peuvent prétendre à la même image sonore lorsqu'ils se trouvent à l'air libre, sur une vaste esplanade ou bien en salle.
II - Vie économique
L'économie de ces vallées était autrefois de type autarcique montagnard : exploitation forestière et élevage (bovins et caprins principalement) auxquels s'ajoutait l'oléiculture (Breil et Levens) sur les versants les plus bas et les mieux exposés. Les autres activités agricoles se limitaient à la production potagère domestique, la fabrication de fromage, le ramassage de châtaignes ou la production fouragère.
Avec le dépeuplement rural connu dans l'après-guerre l'économie traditionnelle a pratiquement disparu. Elle ne fut remplacée ni par une activité touristique demeurée limitée en l'absence de stations de ski et d'infrastructures d'importances, ni par l'implantation de petites industries locales découragées par un accès routier souvent malaisé. Les villages aujourd'hui composés en majorité de résidences secondaires ne voient que le passage d'une clientèle de week-end attirée par le calme ou les beautés naturelles du parc du Mercantour tout proche. Aux périodes de vacances ou lors des festivités, pourtant, une population d'origine autochtone et souvent nombreuse retrouve, l'espace de quelque temps, ses racines rurales. Dans ces occasions, on mesure à l'évidence la force des liens affectifs qui relient ces personnes à leur terroir presque toujours abandonné à regret pour raisons pratiques et professionnelles.
III - Vie musicale et festivités
L'essentiel de l'expression musicale dans le haut pays niçois se faisait donc au fifre et tambour. Ils animaient les fêtes, conduisaient la farandole, donnaient le bal à la jeunesse sur la placette du village ou l'aire à battre le grain du hameau. Au début du XXème siècle apparaissent les harmonies villageoises comprenant bois et cuivres : clarinettes, flûtes, saxophones, saxhorns, trompettes, trombones et tubas. Ainsi la "Lyre de Lantosque" a compté jusqu'à soixante musiciens et quarante à la "Fraternelle de Roussillon", village qui ne compte aujourd'hui qu'une vingtaine de résidents ! Ce phénomène se prolongea une quarantaine d'année et témoigna d'une plus grande ouverture de ces vallées sur le monde extérieur. L'harmonie villageoise avec ses instruments plus perfectionnés, poussée par la dynamique de l'instruction publique, se montra bien vite très supérieure au fifre ancestral dans le concert récréatif et dans l'animation du bal. Avant la guerre déjà le fifre-tambour marquait un déclin. Peu à peu on le cantonnait dans l'activité plus restreinte de la célébration des rites traditionnels. C'est à travers ces rites seulement que la musique au fifre-tambour s'est perpétuée dans la Vésubie.
Aujourd'hui, l'animation du bal est confiée à des formations de musique de variété, musiciens rarement autochtones, utilisant des instruments électroniques et fortement amplifiés, jouant une musique qui, loin d'être d'origine locale, emprunte à un répertoire largement médiatisé et à 80% d'origine anglo-saxonne. Depuis les années 70 cependant, un goût nouveau s'est développé dans le public pour la chose traditionnelle et de nouveaux groupes musicaux firent leur apparition.
Nous en trouvons chez nous de trois types : le groupe folklorique d'inspiration mistralienne dont la vocation est la danse présentée en spectacle, le groupe occitan usant volontiers de flûtes diverses, vielle, violon et accordéon diatonique dans la lignée des ménétriers des XVIII et XIXème siècle et spécialisé dans le baleti traditionnel ou l'animation de rue, enfin la fanfare boufonne au répertoire certes imprégné de folklore local mais également largement ouverte sur l'extérieur.
Dans la seule vallée de la Vésubie, les rites profanes et religieux auxquels participent fifre et tambour sont nombreux. Localement, on peut définir un rite comme un acte social, généralement de caractère public, attaché le plus souvent au calendrier et marquant un moment de rupture dans le déroulement de la vie quotidienne. Sacrifier à un rite c'est participer à une unité d'attitude et peut-être de pensée d'une communauté sociale. Un rite s'assortie généralement d'une forme qui impose à chaque participant ce que doit être son comportement pendant le déroulement de l'action. Dans la définition de sa forme, un rite comporte souvent un accompagnement musical, des airs spécifiques s'y rattachent avec une certaine rigueur. Ainsi des fifres bravadiers de St Tropez n'interprèteront jamais l'air de la pique hors la cérémonie de la bravade à laquelle il s'attache. L'air du Cepoun ne se joue à Utelle qu'une fois l'an, le 16 Août, celui de la Diana, à Lantosque le ler Janvier.
Citons, sans les décrire et les expliciter davantage ce qui ferait l'objet d'un long développement, 1'offerte (offrande au clergé à l'occasion de la nativité ou de la fête patronale) les processions de saints, les messes de minuit et pastorales rustiques pour les rites religieux, le Cepoun d'utelle, la farandole de la St Blaise à Belvédère, l'aubade du premier de l'an et la St Georges à Lantosque, le retour des bergers à Belvédère, le carnaval à St Martin Vésubie et la sortie des conscrits propre à chaque village pour les rites profanes. Notons encore le Saut dau boutau (large billot de bois) à Levens et 1'Estacada à Breil tous les quatre ans.
Bien d'autres manifestations traditionnelles ont malheureusement disparu comme les Mai ou la Foularia de Lucéram. A cela plusieurs explications : la ponction énorme de la grande guerre, la dépopulation entre les deux guerres, phénomène accru dans les années 50 et 60 dû à la faiblesse des ressources économiques et aux difficultés d'améliorer la qualité de la vie à cause du relief, le brassage et l'apport massif de populations non imprégnées de culture locale, ainsi qu'une certaine attitude moderniste prenant le pas sur les habitudes ancestrales.
IV - Les interprètes
Les musiciens étaient assez nombreux pour assurer la partie musicale de ces différents rites. La transmission de l'art se faisait de père en fils par la pratique de relations orales dont on sait que, si elles ne peuvent apporter un accomplissement technique poussé, elles n'en sont pas moins porteuses d'un fond de connaissances important en le laissant ouvert à une certaine évolution.
Il est attesté qu'aucun de ces musiciens ne fut à proprement parler professionnel de son art. Ils se déplaçaient toutefois d'un bout à l'autre de la vallée afin d'animer les différentes fêtes. Il est tout aussi certain que l'usage garantissait au moins le couvert aux musiciens en supplément au petit cachet généralement consenti. Le joueur de fifre ou de tambour est ainsi d'un point de vue social un personnage en marge du commun, un acteur de tout premier plan et considéré comme tel par la communauté lors des festivités. Ici comme ailleurs, la pleine réussite d'une fête est entièrement liée à la présence du musicien. On rapporte à ce propos que le quartier des Adrets à Belvédère concentrait un bon nombre de bergers musiciens.
Depuis les années 70, le nombre des interprètes tombé bien bas s'est sensiblement accru. Un groupement comme 1'Abadia de la Mourisca s'est employé à promouvoir et maintenir la pratique du fifre et tambour à travers l'apprentissage de jeunes recrues, la recherche et la divulgation du répertoire. Un joueur de fifre aujourd'hui très connu pour avoir été enregistré et édité en disque, Zéphirin Castellon de Belvédère, fait figure de grand mainteneur de cette tradition et se situe à l'origine de la renaissance des vingt dernières années. |
| 2- LE FIFRE ET TAMBOUR
I - Historique
On reconnait dans l'histoire du fifre et tambour une dualité encore perceptible de nos jours, un double domaine militaire et populaire. A la fin du XVème siècle, les régiments d'Angleterre, d'Ecosse et de Suisse étaient dotés de fifres et tambours. Il semble qu'après la bataille de Marignan les régiments français aient à leur tour adopté la batterie de fifre et tambour. Dans notre région, Entrevaux, aux portes du Comté, entretenait une forte garnison.
Après les guerres d'Italie, François ler généralisa cette musique au sein de son armée. Un bas-relief sur le tombeau de ce roi à St Denis illustre d'ailleurs la pratique du fifre et tambour. Leur rôle était double : l'association de ces deux instruments devait susciter la marche et marquer la cadence des pas tant sur le champ de bataille qu'à la parade, mais, leur était dévolu également un rôle signalétique et de transmission d'ordres (céleustique) réglant les mouvements de la troupe en campagne.
Sous Louis XIII, le fifre-tambour devient l'instrument des mousquetaires pour lesquels Lully, peu après, écrivit plusieurs pièces dont en 1664 une Marche solennelle. Après Louis XV, l'usage militaire du fifre tend à disparaitre mais se maintient toutefois au sein de certains corps comme la garde du directoire, la garde consulaire, la garde impériale, les grenadiers de la garde de Napoléon III et jusqu'à la légion étrangère.
De 1870 à 1914, les bataillons scolaires qui initiaient les enfants de l'école publique aux manoeuvres militaires et au maniement d'armes, enseignaient encore l'art de jouer le fifre.
A ce domaine d'application militaire de l'instrument, il faut donc juxtaposer un domaine populaire dont l'étude historique est rendue difficile par la quasi absence de documentation. Ainsi on peut noter que les relations de visiteurs étrangers sont plus empressées à signaler la musique au fifre et tambour que celles des chroniqueurs du pays niçois pour qui cette musique dut paraître non remarquable parce qu'habituelle. Cette observation renforcerait l'idée selon laquelle l'implantation du fifre-tambour fut intime dans le tissu social du pays niçois.
Le répertoire actuel du fifre-tambour reflète donc la dualité de son origine. Nous retrouvons l'empreinte militaire dans la tradition des airs spécifiques aux conscrits à Belvédère et Lantosque, tandis que dans ce dernier village et au ler de l'an, le fifre- tambour sonne la diana, le réveil du bivouac (Diana, la lune encore présente au ciel avant l'aube). Ce répertoire d'origine militaire a par la suite connu des modifications rythmiques afin de mieux adapter à la danse ce qui l'était à la marche.
Le répertoire plus spécifiquement d'origine populaire locale connut également une forte influence piémontaise, au travers de la tarentelle. Nous retrouvons ce caractère enjoué dans les nombreuses mélodies de farandole.
Enfin, il est nécessaire au-delà de ces deux principales origines d'isoler une troisième catégorie d'airs constitutifs du répertoire actuel. Ce dernier ensemble regroupe des mélodies d'origine beaucoup plus récente et diverse. On y trouve pêle-mêle des polkas, masurkas et valses, danses en faveur dans la seconde moitié du XIXème siècle et début XXème, mais également des passo-doble plus récents encore voire des succès populaires de l'entre-deux guerres, des extraits d'opérettes marseillaises ou même des mélodies de divertissement mondialement connues à l'image de la Raspa.
Il est souvent cocasse de ne reconnaître qu'après coup une mélodie pourtant célèbre, par le fait même d'être exécutée par le fifre-tambour. Ces airs empruntés sont dès lors si transformés par le jeu traditionnel de leurs interprètes qu'ils en deviendraient presque aussi authentiquement d'essence locale que la plus ancienne des mélodies de la vallée !
II - Organologie
Le fifre est une flûte de type traversière. Le corps sonore de l'instrument - du biseau à l'extrémité - est long d'une trentaine de centimètres environ et de deux centimètres de diamètre. La perce en est cylindrique et l'instrument comporte de six à huit trous. Certains modèles comportent une clef de Mi bémol dite clef d'Errep. L'émission du son se fait aux lèvres dans un trou ovoïde en tête de l'instrument. Celui-ci est taillé dans un bois exotique, ébène ou palissandre, ou dans un bois européen, roseau, sureau, buis ou sorbier. Le fifre est le plus souvent dans la tonalité de Mi bémol, mais on en trouve également dans les tons de Ré et d'Ut. Ceux utilisés dans le pays niçois sont en Mi bémol, mais un Mi bémol bien bas par rapport à notre diapason actuel. L'étendue de l'instrument couvre deux octaves mais sur une échelle diatonique seulement, conventionnellement notée dans le ton de Ré quelle que soit la tonalité réelle de l'instrument.
Le tambour des armées de Louis XIII est un haut tambour auquel la musicologie réserve le nom de tambour militaire. Cette morphologie et sans doute le timbre n'ont été curieusement conservés que dans le tambourin provençal.
Le tambour militaire utilisé dans l'association fifre-tambour est plus court. Il présente un diamètre d'environ quarante centimètres pour une hauteur de trente. Le fût est cylindrique en cuivre ou en aluminium, autrefois en bois, recouvert à ses deux extrémités de peaux de veau ou de mouton. Sous la peau inférieure est tendu un timbre, double corde de boyaux dont la tension variable permet de modifier la sonorité de l'instrument. Les cercles d'enroulage en bois sur lesquels sont fixées les peaux, sont percés de trous par lesquels passe un cordage muni de tirants de cuir qui assurent la tension et le réglage des membranes.
Cet instrument est percuté à l'aide de deux baguettes en bois d'ébène avec une extrémité renflée - l'olive - qui frappe la peau, tandis que l'autre extrémité est coiffée d'un embout métallique équilibrant la baguette. Enfin, pour permettre la marche, l'instrument est suspendu à un baudrier, large courroie de cuir portée en travers, de l'épaule à la hanche opposée et qui suspend le tambour à hauteur de mains. |
| 3 - ANALYSE MUSICALE
I - La technique instrumentale
Le fifre ne fait pas partie des instruments pour lesquels l'acquisition d'une technique suffisante nécessite de nombreuses années d'étude. Il en demeure pas moins qu'un débutant sera surpris au premier abord par la précision et la pratique nécessaire à l'obtention d'un son riche et musical sur cet instrument à l'apparence rudimentaire.
Les choses deviennent plus délicates encore lorsqu'il s'agit d'évoluer dans la deuxième octave, la seule pratiquée couramment. La précision et la pression du jet d'air sortant des lèvres et frappant le bord de l'embouchure doivent en effet s'accroître. Les notes extrêmes de la tessiture théorique sont ainsi très périlleuses, difficiles à obtenir pleinement.
A l'échelle diatonique de l'instrument (notée de Ré3 à Ré5 mais sonnant à l'octave supérieure) viennent s'ajouter toutefois le Do naturel par trou de pouce, fourche ou demi- trou et le Si bémol par fourche. L'utilisation du trou de pouce n'est pas véritablement traditionnelle en pays niçois et la majorité des joueurs de fifre vont jusqu'à l'obturer par un morceau de ruban adhésif. Les musiciens aguerris savent encore donner le Sol dièse ce qui permet de jouer dans les tons de Ré, Sol (grâce au Do naturel) et La (grâce au Sol dièse). Il est regrettable de ne pouvoir obtenir correctement un FA naturel, ce qui aurait donné au fifre (grâce au Si bémol) une quatrième possibilité de tonalité, celle de Fa majeur.
En théorie, les tons relatifs de Si, Mi et Fa dièse mineur sont possibles, bien que très malaisés, surtout pour le dernier. Nous verrons plus loin que dans la pratique ils sont rarement utilisés. On rencontre toutefois dans le folklore Breillois le ton de Mi mais modal (avec Do dièse, mode de Ré, dorien, transposé sur Mi) et moins fréquent celui de La dorien (avec Do bécarre et Fa dièse).
Le fifre ne se joue pas en flûte douce (premier octave) car dans ce registre la puissance sonore n'est pas suffisante. Il est peu fait usage du coulé et les mélodies s'exécutent en notes détachées, technique qui fait appel à celle du "coup de langue". Les notes sont rarement tenues tandis que l'ornementation par petites notes pour être très fréquentes ne doit pas abonder au sein d'un morceau.
La parfaite justesse de l'instrument est mal assurée et une légère rotation de l'instrument sur son axe venant modifier l'angle d'attaque du jet d'air sortant des lèvres, même minime, est suffisante pour faire largement varier l'intonation de l'instrument. La flûte n'étant pas accordable puisque d'un seul tenant, cet inconvénient devient dès lors - mais avec de l'oreille et de la pratique - un avantage qui doit permettre à plusieurs fifres jouant ensemble d'accorder au mieux des diapasons qui ne peuvent par construction être absolument identiques d'un instrument à l'autre. D'un point de vue acoustique il n'en reste pas moins que deux, et a fortiori plusieurs fifres jouant ensemble la même note, produisent nécessairement des fréquences proches sans être identiques ce qui crée des interférences dues à la superposition des différentes phases, qui tantôt additionnent, tantôt soustraient leur intensité respective. Il en résulte le phénomène connu du "battement", d'autant plus serré et rapide que les fréquences associées sont élevées. Ce phénomène, pour être désagréable à l'oreille dans d'autres circonstances, contribue cependant par sa force et sa stridence à conférer aux groupes de fifres une impression de puissance et de portée sonore étonnante au regard de la taille effective des instruments.
Au sein du couple fifre-tambour, le fifre est l'instrument dominant, leader, en ce sens que toujours le joueur de flûte donne le signal du départ et celui de fin du morceau, qu'il ponctue par une formule conclusive invariable : une montée éclair de deux notes brèves sur le premier temps de la dernière mesure de coda. Si parfois le tambour attaque l'air quelques mesures après le fifre comme pour s'assurer du tempo et de la métrique, la formule conclusive est, elle, impérative et stoppe net tout le monde d'une manière très impérative.
La technique propre au tambour dans le duo se distingue de celle rencontrée par exemple à St Tropez où l'influence véritablement d'origine militaire est demeurée très forte. Outre le fait que dans la célèbre commune varoise les musiciens évoluent en rang et au pas cadencé, le jeu du tambour peut être qualifié de savant pour la variété des figures rythmiques utilisées comme pour les nombreuses ornementations en fla et ra qui chargent la ligne rythmique principale supportant la mélodie jouée par les fifres. Le rythme de la mélodie est ainsi nettement scandé et enrichi par les tambours. En pays niçois, la technique utilisée apparaît comme moins approfondie. Le tambour assure en effet un genre d'ostinato rythmique basé sur le roulement (alternance rapide de frappe double aux baguettes gauche et droite) qui, loin d'être serré et parfaitement continu suivant les canons de la technique, se fait entendre plus relâché, hétérogène et quelque peu irrégulier. Entre les frappes plus espacées de ce roulement lent, la peau a donc le temps de vibrer librement ce qui globalement rend l'instrument plus sonore que sous un roulement rapide et régulier au cours duquel la peau est contrainte et soumise à la frappe serrée des baguettes.
De ce continuo sonore émerge cependant dans la majorité des cas et par le jeu de l'accentuation une formule rythmique adaptée à la mélodie et venant plus l'accompagner que véritablement l'enrichir. Le rythme mélodique est uniquement confié au fifre tandis que ce contrepoint rythmique au tambour apparaît comme indépendant et complémentaire. Cette formule rythmique adaptée et, rappelons-le, se détachant du roulement sous-jacent par le jeu de l'accentuation, se répète identique à elle-même (ou peu s'en faut) durant tout le morceau.
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| II - Transcriptions et analyses Le caractère général de ce répertoire se situe tout entier sur le mode allègre et gai. Il n'est aucun exemple d'air au fifre-tambour en pays niçois qui puisse suggérer tristesse ou même mélancolie. Sur un tempo toujours allant, nous entendons toujours une musique entrainante et volontaire.
La structure des différentes mélodies du répertoire est variée. Pour les farandoles, nous trouvons souvent la structure AA BB CC où chaque partie fait huit mesures (Farandole niçoise, Aubade du jour de l'an, Brandi lantousquié, Pass'en carriera de Lantousca…) mais aussi, plus simplement, AA BB (La poulaiera, Brandi de la plaça d'en Balver, Farandole de Lantosque…) qui reste la forme-type la plus répandue au sein du répertoire.
De nombreux airs, néanmoins, demeurent des cas particuliers dont la structure semble échapper à toute règle. La liberté de la forme se rencontre à deux niveaux : Celui de la structure et celui de la carrure. Pour exemple, Passeou de Balver est un air structuré sur le plan AA BB mais où le second A est tronqué (4 ms) s'enchainant de plus sur un B de 7 mesures seulement.
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| On voit ici deux caractéristiques : la partie tronquée et la carrure autre que multiple de 4 ou 2.
Dans le Brandi de San Martin, nous retrouvons la partie tronquée : | |
| A noter que dans cet air, le B n'est pas répété comme c'est en principe l'usage.
La Mazurka de Balver est de forme plus classique AA BB. Mais cette fois, c'est la carrure qui est originale. En effet, nous avons A composé de 13 mesures, décomposable en 3 fois 3 plus 4 mesures, tandis que le B plus classique est en 2 fois 8 mesures.
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| | L'air de La Respelido, comme le Brandi de San Martin ne répète pas le B. Son originalité majeure se situe dans ses changements de mesure. Le A se compose de trois mesures à 6/8 et d'une à 9/8 tandis que le B est constitué de cinq mesures à 6/8 et d'une à 9/8 ! | |
| | Maria nina (ou A Utella soun trenta filha) s'apparente à la forme déjà citée AA BB CC. Cependant nous trouvons un second A tronqué, un B non répété et un second C varié. De plus, la carrure des différentes sous-parties est irrégulière ce qui nous donne un plan d'ensemble comme suit : |
| | Le Brandi de Lantousca (différent du Brandi lantousquié) est peut-être l'air le plus original quant à sa structure. Sa forme baroque s'analyse comme suit : | |
| | Parallèlement à cette structure assez libre, la carrure, elle, se décompose simplement en multiples de 4.
Certaines de ces mélodies supportent des paroles. Elles ont parfois été adaptées après coup - Maria nina devenant à Utelle A Utella soun trenta filha après adjonction d'un texte - ou sont originales comme c'est le cas des chansons d'origine piémontaise telle Bella bionda, chanson de bûcherons et de pâtres, passée dans le répertoire chanté vésubien où l'on excelle aussi dans la pratique du chant en chœur.
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| D'autres airs joués au fifre-tambour sont des chansons de création plus récente. Ainsi Zéphirin Castellon est l'auteur-compositeur de Viven toujou en mountagna devenu comme l'hymne du village de Belvédère. Cette chanson, lorsqu'elle est interprétée au fifre-tambour voit son tempo accéléré et certaines notes tenues lorsqu'elles sont chantées, sont répétées au fifre. Joseph Passeron et Thierry Cornillon sont également les auteurs de plusieurs airs et chansons.
D'un point de vue mélodique seul, les airs font preuve d'une grande variété de formes. Si la mélodie en notes conjointes est très répandue - gammes dans Farandole niçoise, Offerte des festins, Morisca de Lantousca, etc - nous trouvons aussi des mélodies bâties sur l'arpège - l'Autra (morisque), Défilé à Nice, Farandole de Lantosque, Matelotte, Aubade du jour de l'an, etc. Souvent, une construction sur l'arpège vient différencier une section au sein d'un morceau plutôt constitué de notes conjointes. Mais plus couramment, on assiste à un panachage des techniques où sections conjointes se marient à des passages en arpège, le tout orné de petites notes brèves, de broderies au ton supérieur ou inférieur simples ou doubles, d'appogiatures.
Rythmiquement, l'éventail des figures utilisé demeure réduit au plus simple. Ces cellules rythmiques sont les plus fréquemment rencontrées dans les mesures à 6/8, 2/4, 3/4 (et sa variante ternaire 9/8 exceptionnellement), les seules utilisées.
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| On rencontre dans des airs d'origine piémontaise (exemple : Bella bionda) la syncope suivante, qui semble être assez caractéristique de cette origine. Les métriques à 6/8 et 2/4 se partagent la quasi totalité du répertoire tandis que le 3/4 est utilisé pour la mazurka et les valses d'introduction plus récente au répertoire, et demeurées limitées en nombre.
Parler d'harmonie au sujet du fifre-tambour peut paraitre hors de propos à première vue. Il n'en reste pas moins que ces mélodies exécutées dans un contexte monodique, sont bâties sur une échelle le plus souvent tonale (échelle d'Ut) et à quelques exceptions - par ailleurs fort intéressantes - utilisent un autre mode. Une oreille musicienne est curieuse d'adjoindre à ces mélodies une suite fonctionnelle d'accords adaptés, car, si ce n'est pas là un usage traditionnel, cette opération est révélatrice des tournures et caractéristiques idiomatiques des mélodies. Cette adaptation harmonique simple n'est pas par ailleurs totalement infondée si l'on considère que la quasi totalité du répertoire est largement postérieure à la généralisation du concept harmonica-tonal dans la musique savante européenne. De plus, le succès de l'accordéon au lendemain de son invention au milieu du XIXème siècle a rapidement fait pénétrer une conscience harmonique jusqu'au cœur des campagnes. Cette troisième dimension de la musique occidentale a ainsi investi la tradition musicale populaire et ses mélodies, non sans créer ici et là de savoureux télescopages entre vision monodique ancienne et " modernité " harmonique.
Le problème de l'origine précise et de la datation des mélodies est une question à laquelle on ne peut répondre que par suppositions. Ainsi les mélodies que l'on rencontre à Breil à l'occasion de 1'Estacada sont certainement de par leur échelle modale (mode de Ré, dorien, transposé sur Mi ou La) antérieures à la majorité du répertoire non modal. Mais c'est tout ce que l'on peut en dire. Les événements dont ces mélodies perpétuent le souvenir se situent vers la fin XVIIème début XVIIIème siècle, mais certains personnages de ce récit populaire pourraient remonter au siège de Nice de 1543, tandis que le droit de cuissage dont il est encore question dans ces festivités fût aboli dès le XIVème siècle.
Ces mélodies encore utilisées verraient-elles leur composition échelonnée depuis le XIVème siècle jusqu'au début XVIIIème ? Seraient-elles antérieures encore ? Quoi qu'il en soit, la préservation de ce patrimoine mélodique modal est un cas précieux et isolé qui doit peut-être son existence au fait d'avoir été étroitement lié au souvenir d'événements majeurs ayant marqué l'histoire du village, et qui au fil du temps, se serait cristallisé en une forme sine variatur.
Tel n'est pas le cas de maintes mélodies dans lesquelles sous leur aspect tonal actuel on décèle à l'étude le caractère modal antérieur et donc les modifications qui au fil du temps l'ont maquillée "au goût du jour". Par exemple bala Janeta, air dit-on d'origine savoyarde, actuellement tonal mais dont on connait par ailleurs d'autres versions provençales ayant conservé l'échelle modale originelle.
Il existe encore dans la musique traditionnelle des cas de "modalité fortuite" résultant non pas d'une volonté musicale esthétique affirmée mais plutôt technique, purement instrumentale qui, mal maîtrisée ou simplement contournée, fait appel à une solution de facilité, laquelle introduit l'altération involontaire d'un degré de l'échelle. Bien souvent cette "erreur" confère à elle seule toute sa saveur et sa valeur musicale à la mélodie. Il n'est pas exclu que sur le fifre, l'absence du Fa bécarre ou la plus grande facilité du Do dièse par rapport à son homologue naturel ait favorisé l'utilisation de telle échelle plutôt que telle autre : par exemple Mi dorien plutôt que Mi éolien (mode de La) ou Sol lydien plutôt que notre Sol majeur pour la plus grande facilité du Do dièse.
La juxtaposition d'une harmonie fonctionnelle simple sur ces mélodies permet donc d'analyser chaque note constituante et de dégager par là des tournures typiques à cette musique, ou encore la vision monodique et modale qui prévalait à l'époque de leur naissance.
Nous rencontrons souvent l'appogiature longue sur le temps fort et la note de passage également sur temps fort.
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| Une autre caractéristique souvent rencontrée est - curieusement et après harmonisation de la mélodie sur les trois fonctions de base IV, V et I - la sonorité de sixte ajoutée, affirmée en tant que telle au sein de la mélodie. Nous la trouvons dans plusieurs airs. | |
| | Egalement dans la Mazurka de Barver, et de façon très appuyée dans le Brandi de san Martin. | |
| Cela fait aujourd'hui plus d'un siècle que les musiques traditionnelles sont collectées de par le monde. Le statut actuel de recherche scientifique est cependant d'acquisition beaucoup plus récente, laissant de côté la vision romantique et le goût du pittoresque qui avait jusque là guidé bien des travaux sur les traditions orales.
Le répertoire du fifre tambour représente actuellement un corpus d'environ une centaine d'airs. A l'instar de tous sujets ethno-musicologiques, l'élaboration de ce corpus soulève des problèmes liés à l'oralité de la transmission. Le premier est celui des différentes versions que l'on peut rencontrer d'un même air. Nous avons en effet constaté que telle chanson voyait sa mélodie modifiée et son tempo accéléré dès lors qu'elle était exécutée par le fifre et tambour seuls dans l'optique de la danse (farandole) plutôt que celle du chant en choeur. Le second problème découlant du premier est celui du classement. Faut-il, dès lors que plusieurs versions d'un même air existent, les collecter toutes, guidé par le souci de l'exhaustivité, ou bien opérer une sélection et déterminer la version la plus représentative, un archétype admis et reconnu ? Cette dernière solution est la plus communément utilisée pour son évidente praticité. Mais, admettre un type comme représentatif d'une diversité implique la perte d'un nombre important d'informations contenues dans les autres versions, qui, parce qu'elles ont contribué à cerner une idée de norme ont gagné toute leur légitimité. Ainsi, définir une "norme" revient à limiter d'autant le champ d'investigations, à réduire l'horizon au seul point de vue du collecteur, donc à ses seuls outils conceptuels, sa seule capacité d'analyse, la connaissance forcément relative du sujet qui le préoccupe.
Il n'en demeure pas moins que le relevé d'une version dite "de référence" est un passage obligatoire en dehors duquel bien des études ne seraient pas même envisageables. Comme le déclare S. AROM, la "partition modélisée" passe par une enquête approfondie qui doit aboutir à "la référence ultime sur laquelle est fondée l'élaboration de chaque message, en d'autres termes, le modèle qui soutend chacune des parties de la pièce que l'on étudie. Il devient alors possible de présenter un type de partition qui rende compte de cette référence structurelle commune à toutes ses réalisations, par-delà l'ensemble des variations que chacune d'elle admet."
Un répertoire à caractère exhaustif du fifre tambour a été élaboré par Elie Roubaudi - que je remercie ici pour les renseignements qu'il m'a fournis en sa qualité d'expert en la matière - et ce dans une optique anthologique. Ces partitions sont donc nécessairement des relevés "modélisés", et on-ne-peut-mieux modélisés puisque l'interprète lui-même a déterminé cette marge de tolérance à l'intérieur de laquelle les variations rythmiques et mélodiques ne sont pas considérées comme significatives.
L'introduction de la partition dans une tradition musicale populaire orale, lorsqu'elle n'a pas pour but la seule analyse mais plutôt le recueil anthologique semble être à première vue anachronique. La transmission des mélodies s'est en effet correctement effectuée oralement jusqu'à nos jours. Elle revêt alors une valeur de sauvegarde du patrimoine culturel et donc reconnaissance implicite du danger qui le menace. Danger lié à l'évolution des mœurs et des techniques, à l'intégration de populations étrangères à la coutune, à la transformation du tissu économique et social de la vallée. La partition, lorsqu'elle est moyen de consigne et de diffusion d'un message et parce qu'elle peut influencer, voire se substituer pour l'essentiel à la transmission orale, constitue un fait nouveau et capital propre à réorienter notablement l'évolution naturelle d'une tradition musicale orale. La partition, et toute son imprécision quant aux indications de jeu caractéristique qu'elle ne peut fournir, est souvent prise (et incomprise) pour référence à l'image des musiciens de groupes folkloriques d'inspiration mistralienne, qui, le nez dans leurs portées, exécutent au sens sinistre du terme une mélodie traditionnelle en la dépouillant de toute la chaleur, la saveur, le caractère que seule une transmission orale faisant appel à la mémoire aurait su lui conserver. Ce que recouvre le terme de transmission orale va bien au-delà du seul apprentissage d'une mélodie pour comprendre aussi celui d'une micro culture propre à un groupement humain, d'un art et d'une vision de la vie dont l'expression musicale est un des sous-produits. Le dilemne est le suivant : vaut-il mieux préserver l'authenticité d'un folklore par son seul moyen de transmission orale et risquer de le voir s'éteindre dans sa " pureté " par défaut d'une diffusion suffisante, ou bien plutôt le consigner par écrit, donc le mutiler, mais ainsi le voir s'étendre à un plus grand nombre d'interprètes ? La seconde proposition s'impose naturellement même si l'une comme l'autre, en somme, représente la mort à plus ou moins long terme de la tradition dans son esprit originel.
La partition offre cependant l'immense avantage de permettre une analyse musicologique plus précise. " Alors que la partition d'une oeuvre savante est la charnière entre la pensée abstraite du compositeur et la matérialisation de cette pensée, la partition d'une musique de tradition orale est la charnière entre une réalité musicale vivante et son abstraction. Dans l'un et l'autre cas, la partition relie message et code. Mais si dans le premier son but est de reproduire le message à partir du code, dans le second, en revanche, elle vise à dégager le code par l'étude du message ou d'un ensemble de messages. " (S. AROM)
Le problème de l'analyse et du système à travers lequel elle s'effectue ne semble pas se poser dans notre cas avec la même acuité que dans le cas d'une musique extra- européenne dont les schémas sont étrangers aux nôtres. Les échelles sonores utilisées, les métriques, rythmes, accentuations, lignes mélodiques et autres éléments rencontrés dans le répertoire du fifre tambour nous sont tout à fait compréhensibles sinon familiers.
Telle analyse donnée d'un élément musical, si elle a l'avantage de le mettre en lumière aux yeux du lecteur n'a pas forcément de valeur particulière pour le musicien interprète de la musique étudiée. Celui-ci n'y reconnait pas obligatoirement sa propre vision de la chose, la seule en somme - quand elle est exprimée - qui aurait force de loi. Ainsi l'analyse des éléments caractéristiques de la "mélodie type" du fifre tambour en pays niçois laisse par exemple apparaitre, nous l'avons vu, un goût pour la sonorité de sixte ajoutée sous la forme de notes "échappées". Cette remarque n'est en fait fondée que sur la base d'une harmonisation en degrés élémentaires de ces mélodies, harmonisation qui n'existe pas et dont l'idée seule est étrangère aux interprètes ! On voit donc à la lumière de cet exemple toute la pertinence mais aussi toutes les limites de pareilles remarques qui tirent leur existence contestable de la juxtaposition d'un système d'analyse musicologique créé par et pour la musique savante occidentale à une musique qui, bien qu'occidentale, est d'essence populaire orale et traditionnelle, donc différente.
Le fifre et tambour résonne encore dans les ruelles des villages évoqués plus haut. La tradition musicale y apparait forte et tenace, elle a connu, qui plus est, et comme on l'a vu, un renouveau, un regain d'intérêt dont les feux sont toujours allumés. Mais lorsque l'on aborde la question de l'avenir en un tel sujet, l'aspect musical est relégué au second plan pour privilégier les questions relevants du côté socio-ethnologique de l'étude. En effet, la région qui a vu s'épanouir cette expression musicale est appelée à connaitre prochainement des mutations rapides affectant aussi bien son environnement que la population qui y réside. Ce pays est un carrefour (ce qu'il a toujours été) où, plus encore demain, se côtoieront des gens venus d'horizons divers, attirés ici par la douceur du climat et encouragés en cela par l'ouverture des frontières. Que deviendra dès lors le couple fifre et tambour, expression musicale d'une population d'origine autochtone devenue minoritaire, art incompris dans son essence et sa fonction pour ne plus être qu'un élément pittoresque et "couleur locale" apprécié par le nouveau venu? Laissons une pareille perspective aux groupes de musique et danse hawaïens chargés de la difficile mission de faire se déhancher l'intarissable fleuve de touristes en mal d'exotisme.
Nous écartons d'autant plus volontiers une pareille évolution que la "relève" en matière d'interprètes semble assurée. En effet, poussés par leur passion, des musiciens traditionnels ont entrepris de former des jeunes à la pratique du fifre et du tambour comme à l'école communale du port où des dizaines de bambins chaque année apprennent quelques mélodies au fifre. Nul doute que parmi eux, quelques uns plus sensibles à la chose se retrouverons dans quelques années, qui soufflant, qui frappant dans les ruelles étroites de nos villages, pour qu'à l'occasion d'une fête s'envolent encore les mélodies ancestrales. C'est du moins le vœu que je formule ici.
BIBLIOGRAPHIE COMMENTEE
LE FOLKLORE MUSICAL - Alain GOBIN
Ce livre est un panorama rapide des folklores du monde entier. Des cinq continents sont décrites les cultures musicales populaires dans leurs traits les plus caractéristiques et originaux. Beaucoup de relevés notés parsèment le texte et une iconographie nous présente un inventaire organologique, des vues de danses, de musiciens, ainsi que des portraits de compositeurs occidentaux s'étant inspiré dans leurs productions de la culture musicale populaire de leur pays (Bartók, Kodaly, l'école russe Grieg, Lalo, Ravel, Falla, D'Indy, etc.) Outre ce panorama nécessairement succinct des folklores du monde, l'intérêt majeur de cet ouvrage réside dans ses définitions de base et les interrogations nécessaires concernant toute approche studieuse d'un phénomène musical traditionnel.
Ainsi se voient posées dès le début, des questions sur la signification et l'essence du terme folklore sujet à controverses, ou le problème de la création du fait traditionnel que les tenants d'une théorie croient d'origine individuelle tandis que d'autres la conçoivent collective. Dans le cas d'une composition individuelle identifiée, quelle est en effet la part de chacun, celle du compositeur et celle de la tradition?
Une troisième partie traite du délicat problème de la protection du patrimoine culturel populaire dont la caractéristique majeure est d'être de transmission orale. Ce chapitre aborde encore les déviations diverses que causent la diffusion phonographique, l'arrangement ou l'appropriation du répertoire traditionnel par des groupements associatifs dits de maintenance, comme des chorales, amicales ou autres groupes folkloriques, lesquels s'occupent parfois fort maladroitement des questions de collecte, d'inventaire, de classification, de conservation, de préservation et représentation.
Ce livre facile, concis et abordable est un précieux point de départ, plus pour les questions qu'il pose et les définitions primordiales qu'il donne que pour son inventaire des folklores nécessairement très parcellaire.
MON VILLAGE : BENDEJUN - Théophile BERMOND
Sans concerner directement le sujet qui nous préoccupe présentement, cet ouvrage paru dans les années trente, retrace l'histoire de ce village du moyen pays niçois. Nous y trouvons sa description, sa situation géographique, son historique depuis les origines connues, une peinture de la vie rurale, de sa vie religieuse, militaire, festive, de son activité agricole, commerciale. Mais surtout une évocation preignante et imagée d'une micro-culture au sein de l'art de vivre niçois, dépeinte au travers d'un glossaire propre, d'habitudes de vie liées au site, à sa topographie, sa végétation, son climat et dans laquelle j'ai encore eu le bonheur de rencontrer au fil des pages les noms d'ancêtres, étant moi-même et par mon père originaire de ce village.
A travers la description de la vie de tous les jours des habitants de ce village au début de ce siècle, c'est un peu celle des autres communautés villageoises du comté de Nice que l'on peut ainsi mieux appréhender,
MUSICOLOGIE GENERALE ET SEMIOLOGIE - Jean-Jacques NATTIEZ.
Cet ouvrage encore n'intéresse pas au premier chef le sujet qui nous concerne puisqu'il n'existe aucune bibliographie traitant du fifre et tambour en pays niçois, mais seulement quelques articles épars. Cependant, il est un volume fondamental sur des questions non moins fondamentales telles que : Qu'est-ce que la musique ? Comment fonctionne le discours sur la musique ?
Ce livre nous propose une étude du phénomène musical comme fait symbolique, comme réseau de renvois multiples entre le compositeur, l'interprète et l'auditeur. Jean-Jacques NATTIEZ fait ici un brillant exposé de sémiologie musicale et nous offre un instrument de travail et de réflexion puissant sur les concepts de base de la musique. Le texte de cet ouvrage d'une considérable densité et profondeur peut parfois dérouter et perdre le lecteur qui se voit contraint de relire maints passages afin de mieux les assimiler, d'autant plus que l'auteur se complait parfois dans l'usage d'un vocabulaire difficile d'accès, quelque peu hermétique au premier abord. Un jargon spécifique est ainsi à acquérir dès les premières pages, mais cela fait, il nous livre un champ de réflexion réellement immense et dont les diverses régions touchent les domaines musicaux les plus variés et particulièrement ceux concernant l'ethno- musicologie. Un ouvrage fondamental.
Article "Folklore" de G.A MOSSA et Charles FIGHIERA, in Le Val de Blore, histoire, art, folklore - 1959.
Les temps forts de l'année marqués par une manifestation à caractère traditionnel sont ici décrits dans leur cadre d'origine : les trois localités principales du Val de Blore à savoir : ST DALMAS, La ROCHE et la BOLLINE. Nous y trouvons des manifestations religieuses comme une représentation de la Passion (coutume éteinte probablement à l'époque de la révolution) ainsi que d'autres festivités de caractère plus païen comme le Mai (mât de cocagne dressé sur la place durant tout le mois de mai), les feux de la St Jean, la tradition du charavilh (charivari aux veufs convolant en seconde noce et refusant de payer une dime à la jeunesse du village), de la pelota (taxe symbolique payée par une épouse de moins d'un an de mariage et pénétrant pour la première fois sur le territoire du Val) ainsi que celle du carnaval annoncé par un joueur de fifre porté par quatre jeunes hommes faisant le tour du village. Pour chacune de ces manifestations, la présence du fifre et du tambour est attestée.
ANTHOLOGIE DE LA CHANSON NICOISE - Georges DELRIEU - 1960
Ouvrage de référence s'il en est, cet important recueil de G. Delrieu nous offre un éventail se voulant exhaustif des chansons niçoises tant très anciennes que de création plus récente constituant le "répertoire niçois". Nous y trouvons encore les rondes de mai, les chants et airs traditionnels du haut pays comme les mélodies des conscrits, les farandoles, les airs du Cepoun d'Utelle, ou ceux de l'estacada de Breil.
Figurent également les cantiques propres aux localités du Comté aux fêtes de Noël et Pâques ainsi que les musiques pour les processions, litanies et autres Ave Maria, Gloria, Miserere, Pater Noster spécifiques. Sont encore notés les tirignoun e clar (carillons et glas propres aux différents villages du Comté) ainsi que les chansons officielles du carnaval niçois.
Quelques textes fort intéressants de G. Delrieu viennent éclairer le lecteur sur la tradition musicale du haut pays où nous retrouvons bien sûr et au premier plan, le fifre et le tambour.
L'EMPREINTE DES JOURS - Patrick ACCOLA et Yannick GEFFROY.
Une longue suite de témoignages recueillis illustre une abondante iconographie tirée des photos de famille des habitants de deux villages du haut pays niçois : Utelle et Lantosque. Les anciens parlent de leur temps sous tous ses aspects : le village, la terre, la famille, les contes et légendes, Dieu et les croyances, les âges de la vie, les cercles et sociétés, le travail, les distractions, les fêtes, etc.
Au travers de cette longue suite de témoignages divers se dessine une étonnante similitude, qui, au-delà même de la notion de mode de vie, dessine nettement les contours d'une identité culturelle spécifique, d'où émanent les mélodies exécutées au fifre accompagné du tambour.
" Chapitre "Les rites populaires au patronage de la Paroisse - l'offerte à la Grand'messe" in FETES POPULAIRES ET TRADITION RELIGIEUSE EN PAYS NICOIS - Paul CANESTRIER.
L'auteur atteste une fois de plus, sans davantage de précision malheureusement, la présence du couple fifre-tambour lors des festivités à caractère religieux du Comté (PP 67 à 70).
La revue régionale bilingue français-nissart LOU SOURGENTIN (la petite source)
Cette revue a édité trois articles dans lesquels il est question du fifre et tambour en pays niçois, dans les numéros 72 PP 52, numéro 76 PP 87, et numéro 84 PP 23. Ceux-ci citent en effet ce couple d'instruments sans toutefois aller plus avant dans son étude, et se limitant à une simple description des circonstances dans lesquelles ces deux instruments se rencontrent.
Signalons encore l'ouvrage LANTOSQUE, NOTRE VILLAGE de PASSERON où nous trouvons une intéressante photographie du début de ce siècle sur laquelle figurent joueurs de fifres et de tambours auxquels s'adjoint une grosse caisse. Ce livre décrit encore les différentes festivités annuelles de cette commune au combien représentative de la vallée de la Vésubie.
Nous trouvons encore bon nombre de photographies où figurent fifres et tambours, dans plusieurs ouvrages. Ces documents nous présentent la plupart du temps des groupes posés à l'occasion des fêtes patronales réunissant comités organisateurs, abat mage (garçon d'honneur, dernier marié de la commune et chargé du port de la hallebarde, symbole du village), abat et abesses (garçons et demoiselles d'honneur), personnalités politiques, population et souvent musiciens.
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